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Un livre qui coupe le souffle... Un enfant est trouvé sur une plage anglaise. Il s’appelle Gwynplaine. Il et un bébé (dont la mère morte de froid) se mènent jusqu’à un bateleur qui voit que Gwynplaine a été mutilé, atrocement défiguré. Pour les faire vivre, l’homme montera un spectacle mettant en scène l’orphelin. L’enfant est alors connu sous le nom de L’Homme qui Rit.... l’histoire du monstre avec un beaux coeur, comme dans Notre-Dame de Paris.
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Victor Hugo
L’Homme qui rit
Varsovie 2019
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE
LA MER ET LA NUIT
DEUX CHAPITRES PRÉLIMINAIRES
II LES COMPRACHICOS
LIVRE PREMIER LA NUIT MOINS NOIRE QUE L’HOMME
I LA POINTE SUD DE PORTLAND
II ISOLEMENT
III SOLITUDE
IV QUESTIONS
V L’ARBRE D’INVENTION HUMAINE
VI BATAILLE ENTRE LA MORT ET LA NUIT
VII LA POINTE NORD DE PORTLAND
LIVRE DEUXIÈME L’OURQUE EN MER
I LES LOIS QUI SONT HORS DE L’HOMME
II LES SILHOUETTES DU COMMENCEMENT FIXÉES
III LES HOMMES INQUIETS SUR LA MER INQUIÈTE
IV ENTRÉE EN SCÈNE D’UN NUAGE DIFFÉRENT DES AUTRES
V HARDQUANONNE
VI ILS SE CROIENT AIDÉS
VII HORREUR SACRÉE
VIII NIX ET NOX
IX SOIN CONFIÉ A LA MER FURIEUSE
X LA GRANDE SAUVAGE. C’EST LA TEMPÊTE
XI LES CASQUETS
XII CORPS A CORPS AVEC L’ÉCUEIL
XIII FACE A FACE AVEC LA NUIT
XIV ORTACH
XV PORTENTOSUM MARE
XVI DOUCEUR SUBITE DE L’ÉNIGME
XVII LA RESSOURCE DERNIÈRE
XVIII LA RESSOURCE SUPRÊME
LIVRE TROISIÈME L’ENFANT DANS L’OMBRE
I LE CHESS-HILL
II EFFET DE NEIGE
III TOUTE VOIE DOULOUREUSE SE COMPLIQUE D’UN FARDEAU
IV AUTRE FORME DU DÉSERT
V LA MISANTHROPIE FAIT DES SIENNES
VI LE RÉVEIL
DEUXIEME PARTIE
PAR ORDRE DU ROI
LIVRE PREMIER ÉTERNELLE PRÉSENCE DU PASSÉ LES HOMMES REFLÈTENT L’HOMME
I LORD CLANCHARLIE
II LORD DAVID DIRRY-MOIR
III LA DUCHESSE JOSIANE
IV MAGISTER ELEGANTIARUM
V LA REINE ANNE
VI BARKILPHEDRO
VII BARKILPHEDRO PERCE
VIII INFERI
IX HAÏR EST AUSSI FORT QU’AIMER
X FLAMBOIEMENTS QU’ON VERRAIT SI L’HOMME ÉTAIT TRANSPARENT
XI BARKILPHEDRO EN EMBUSCADE
XII ÉCOSSE, IRLANDE ET ANGLETERRE
LIVRE DEUXIÈME GWINPLAINE ET DEA
I OU L’ON VOIT LE VISAGE DE CELUI DONT ON N’A ENCORE VU QUE LES ACTIONS
II DEA
III «OCULOS NON HABET ET VIDET»
IV LES AMOUREUX ASSORTIS
V LE BLEU DANS LE NOIR
VI URSUS INSTITUTEUR, ET URSUS TUTEUR
VII LA CÉCITÉ DONNE DES LEÇONS DE CLAIRVOYANCE
VIII NON SEULEMENT LE BONHEUR, MAIS LA PROSPÉRITÉ
IX EXTRAVAGANCES QUE LES GENS SANS GOUT APPELLENT POÉSIE
X COUP D’ŒIL DE CELUI QUI EST HORS DE TOUT SUR LES CHOSES ET SUR LES HOMMES
XI GWYNPLAINE EST DANS LE JUSTE, URSUS EST DANS LE VRAI
XII URSUS LE POËTE ENTRAINE URSUS LE PHILOSOPHE
LIVRE TROISIÈME COMMENCEMENT DE LA FÊLURE
I L’INN TADCASTER
II ÉLOQUENCE EN PLEIN VENT
III OU LE PASSANT REPARAIT
IV LES CONTRAIRES FRATERNISENT DANS LA HAINE
V LE WAPENTAKE
VI LA SOURIS INTERROGÉE PAR LES CHATS
VII QUELLES RAISONS PEUT AVOIR UN QUADRUPLE POUR VENIR S’ENCANAILLER PARMI LES GROS SOUS?
VIII SYMPTOMES D’EMPOISONNEMENT
IX ABYSSUS ABYSSUM VOCAT
LIVRE QUATRIÈME LA CAVE PÉNALE
I LA TENTATION DE SAINT GWYNPLAINE
II DU PLAISANT AU SÉVÈRE
III LEX, REX, FEX
IV URSUS ESPIONNE LA POLICE
V MAUVAIS LIEU
VI QUELLES MAGISTRATURES IL Y AVAIT SOUS LES PERRUQUES D’AUTREFOIS
VII FRÉMISSEMENT
VIII GÉMISSEMENT
LIVRE CINQUIÈME LA MER ET LE SORT REMUENT SOUS LE MÊME SOUFFLE
I SOLIDITÉ DES CHOSES FRAGILES
II CE QUI ERRE NE SE TROMPE PAS
III AUCUN HOMME NE PASSERAIT BRUSQUEMENT DE LA SIBÉRIE AU SÉNÉGAL SANS PERDRE CONNAISSANCE. (Humboldt.)
IV FASCINATION
V ON CROIT SE SOUVENIR, ON OUBLIE
LIVRE SIXIÈME ASPECTS VARIÉS D’URSUS
I CE QUE DIT LE MISANTHROPE
II CE QU’IL FAIT
III COMPLICATIONS
IV MOENIBUS SURDIS CAMPANA MUTA
V LA RAISON D’ÉTAT TRAVAILLE EN PETIT COMME EN GRAND
LIVRE SEPTIEME LA TITANE
I RÉVEIL
II RESSEMBLANCE D’UN PALAIS AVEC UN BOIS
III EVE
IV SATAN
V ON SE RECONNAIT, MAIS ON NE SE CONNAIT PAS
LIVRE HUITIEME LE CAPITOLE ET SON VOISINAGE
I DISSECTION DES CHOSES MAJESTUEUSES
II IMPARTIALITÉ
III LA VIEILLE SALLE
IV LA VIEILLE CHAMBRE
V CAUSERIES ALTIÈRES
VI LA HAUTE ET LA BASSE
VII LES TEMPÊTES D’HOMMES PIRES QUE LES TEMPETES D’OCÉANS
VIII SERAIT BON FRÈRE S’IL N’ÉTAIT BON FILS
LIVRE NEUVIEME EN RUINE
I C’EST A TRAVERS L’EXCÈS DE GRANDEUR QU’ON ARRIVE A L’EXCÈS DE MISÈRE
II RÉSIDU
CONCLUSION LA MER ET LA NUIT
I CHIEN DE GARDE PEUT ÊTRE ANGE GARDIEN
II BARKILPHEDRO A VISÉ L’AIGLE ET A ATTEINT LA COLOMBE
III LE PARADIS RETROUVÉ ICI-BAS
IV NON. LA-HAUT
PREMIÈRE PARTIE
LA MER ET LA NUIT
DEUX CHAPITRES PRÉLIMINAIRES
I–URSUS
Ursus et Homo étaient liés d’une amitié étroite. Ursus était un homme, Homo était un loup, Leurs humeurs s’étaient convenues. C’était l’homme qui avait baptisé le loup. Probablement il s’était aussi choisi lui-même son nom; ayant trouvé Ursus bon pour lui, il avait trouvé Homo bon pour la bête, L’association de cet homme et de ce loup profitait aux foires, aux fêtes de paroisse, aux coins de rues où les passants s’attroupent, et au besoin qu’éprouve partout le peuple d’écouter des sornettes et d’acheter de l’orviétan. Ce loup, docile et gracieusement subalterne, était agréable à la foule. Voir des apprivoisements est une chose qui plaît. Notre suprême contentement est de regarder défiler toutes les variétés de la domestication. C’est ce qui fait qu’il y a tant de gens sur le passage des cortèges royaux.
Ursus et Homo allaient de carrefour en carrefour, des places publiques d’Aberystwith aux places publiques de Yeddburg, de pays en pays, de comté en comté, de ville en ville. Un marché épuisé, ils passaient à l’autre. Ursus habitait une cahute roulante qu’Homo, suffisamment civilisé, traînait le jour et gardait la nuit. Dans les routes difficiles, dans les montées, quand il y avait trop d’ornière et trop de boue, l’homme se bouclait la bricole au cou et tirait fraternellement, côte à côte avec le loup. Ils avaient ainsi vieilli ensemble. Ils campaient à l’aventure dans une friche, dans une clairière, dans la patte d’oie d’un entre-croisement de routes, à l’entrée des hameaux, aux portes des bourgs, dans les halles, dans les mails publics, sur la lisière des parcs, sur les parvis d’églises, Quand la carriole s’arrêtait dans quelque champ de foire, quand les commères accouraient béantes, quand les curieux faisaient cercle, Ursus pérorait, Homo approuvait. Homo, une sébile dans sa gueule, faisait poliment la quête dans l’assistance. Ils gagnaient leur vie. Le loup était lettré, l’homme aussi. Le loup avait été dressé par l’homme, ou s’était dressé tout seul, à diverses gentillesses de loup qui contribuaient à la recette.–Surtout ne dégénère pas en homme, lui disait son ami.
Le loup ne mordait jamais, l’homme quelquefois. Du moins, mordre était la prétention d’Ursus. Ursus était un misanthrope, et, pour souligner sa misanthropie, il s’était fait bateleur. Pour vivre aussi, car l’estomac impose ses conditions. De plus ce bateleur misanthrope, soit pour se compliquer, soit pour se compléter, était médecin. Médecin c’est peu, Ursus était ventriloque. On le voyait parler sans que sa bouche remuât. Il copiait, à s’y méprendre, l’accent et la prononciation du premier venu; il imitait les voix à croire entendre les personnes. A lui tout seul, il faisait le murmure d’une foule, ce qui lui donnait droit au titre d’engastrimythe. Il le prenait. Il reproduisait toutes sortes de cris d’oiseaux, la grive, le grasset, l’alouette pépi, qu’on nomme aussi la béguinette, le merle à plastron blanc, tous voyageurs comme lui; de façon que, par instants, il vous faisait entendre, à son gré, ou une place publique couverte de rumeurs humaines, ou une prairie pleine de voix bestiales; tantôt orageux comme une multitude, tantôt puéril et serein comme l’aube.–Du reste, ces talents-là, quoique rares, existent. Au siècle dernier, un nommé Touzel, qui imitait les cohues mêlées d’hommes et d’animaux et qui copiait tous les cris de bêtes, était attaché à la personne de Buffon en qualité de ménagerie.–Ursus était sagace, invraisemblable, et curieux, et enclin aux explications singulières, que nous appelons fables. Il avait l’air d’y croire. Cette effronterie faisait partie de sa malice. Il regardait dans la main des quidams, ouvrait des livres au hasard et concluait, prédisait les sorts, enseignait qu’il est dangereux de rencontrer une jument noire et plus dangereux encore de s’entendre, au moment où l’on part pour un voyage, appeler par quelqu’un qui ne sait pas où vous allez, et il s’intitulait „marchand de superstition”. Il disait: „Il y a entre l’archevêque de Cantorbéry et moi une différence; moi, j’avoue.” Si bien que l’archevêque, justement indigné, le fit un jour venir; mais Ursus, adroit, désarma sa grâce en lui récitant un sermon de lui Ursus sur le saint jour de Christmas que l’archevêque, charmé, apprit par cœur, débita en chaire et publia, comme de lui archevêque. Moyennant quoi, il pardonna.
Ursus, médecin, guérissait, parce que ou quoique. Il pratiquait les aromates. Il était versé dans les simples. Il tirait parti de la profonde puissance qui est dans un tas de plantes dédaignées, la coudre moissine, la bourdaine blanche, le hardeau, la mancienne, la bourg-épine, la viorne, le nerprun. Il traitait la phthisie par la ros solis; il usait à propos des feuilles du tithymale qui, arrachées par le bas, sont un purgatif, et, arrachées par le haut, sont un vomitif; il vous ôtait un mal de gorge au moyen de l’excroissance végétale dite oreille de juif; il savait quel est le jonc qui guérit le bœuf, et quelle est la menthe qui guérit le cheval; il était au fait des beautés et des bontés de l’herbe mandragore qui, personne ne l’ignore, est homme et femme. Il avait des recettes. Il guérissait les brûlures avec de la laine de salamandre, de laquelle Néron, au dire de Pline, avait une serviette. Ursus possédait une cornue et un matras; il faisait de la transmutation; il vendait des panacées. On contait de lui qu’il avait été jadis un peu enfermé à Bedlam; on lui avait fait l’honneur de le prendre pour un insensé, mais on l’avait relâché, s’apercevant qu’il n’était qu’un poëte. Cette histoire n’était probablement pas vraie; nous avons tous de ces légendes que nous subissons.
La réalité est qu’Ursus était savantasse, homme de goût, et vieux poëte latin. Il était docte sous les deux espèces, il hippocralisait et il pindarisait. Il eût concouru en phébus avec Rapin et Vida. Il eût composé d’une façon non moins triomphante que le Père Bouhours des tragédies jésuites. Il résultait de sa familiarité avec les vénérables rhythmes et mètres des anciens qu’il avait des images à lui, et toute une famille de métaphores classiques. Il disait d’une mère précédée de ses deux filles: c’est un dactyle, d’un père suivi de ses deux fils: c’est un anapeste, et d’un petit enfant marchant entre son grand-père et sa grand’mère: c’est un amphimacre. Tant de science ne pouvait aboutir qu’à la famine. L’école de Salerne dit: „Mangez peu et souvent”. Ursus mangeait peu et rarement; obéissant ainsi à une moitié du précepte et désobéissant à l’autre; mais c’était la faute du public, qui n’affluait pas toujours et n’achetait pas fréquemment. Ursus disait: „L’expectoration d’une sentence soulage. Le loup est consolé par le hurlement, le mouton par la laine, la forêt par la fauvette, la femme par l’amour, et le philosophe par l’épiphonème.” Ursus, au besoin, fabriquait des comédies qu’il jouait à peu près; cela aide à vendre les drogues. Il avait, entre autres œuvres, composé une bergerade héroïque en l’honneur du chevalier Hugh Middleton qui, en 1608, apporta à Londres une rivière. Cette rivière était tranquille dans le comté de Hartford, à soixante milles de Londres; le chevalier Middleton vint et la prit; il amena une brigade de six cents hommes armés de pelles et de pioches, se mit à remuer la terre, la creusant ici, l’élevant là, parfois vingt pieds haut, parfois trente pieds profond, fit des aqueducs de bois en l’air, et ça et là huit cents ponts, de pierre, de brique, de madriers, et un beau matin, la rivière entra dans Londres, qui manquait d’eau. Ursus transforma tous ces détails vulgaires en une belle bucolique entre le fleuve Tamis et la rivière Serpentine; le fleuve invitait la rivière à venir chez lui, et lui offrait son lit, et lui disait: „Je suis trop vieux pour plaire aux femmes, mais je suis assez riche pour les payer.”–Tour ingénieux et galant pour exprimer que sir Hugh Middleton avait fait tous les travaux à ses frais.
Ursus était remarquable dans le soliloque. D’une complexion farouche et bavarde, ayant le désir de ne voir personne et le besoin de parler à quelqu’un, il se tirait d’affaire en se parlant à lui-même. Quiconque a vécu solitaire sait à quel point le monologue est dans la nature. La parole intérieure démange. Haranguer l’espace est un exutoire. Parler tout haut et tout seul, cela fait l’effet d’un dialogue avec le dieu qu’on a en soi. C’était, on ne l’ignore point, l’habitude de Socrate. Il se pérorait. Luther aussi. Ursus tenait de ces grands hommes. Il avait cette faculté hermaphrodite d’être son propre auditoire. Il s’interrogeait et se répondait; il se glorifiait et s’insultait. On l’entendait de la rue monologuer dans sa cahute. Les passants, qui ont leur manière à eux d’apprécier les gens d’esprit, disaient: c’est un idiot. Il s’injuriait parfois, nous venons de le dire, mais il y avait aussi des heures où il se rendait justice. Un jour, dans une de ces allocutions qu’il s’adressait à lui-même, on l’entendit crier:–J’ai étudié le végétal dans tous ses mystères, dans la tige, dans le bourgeon, dans la sépale, dans le pétale, dans l’étamine, dans la carpelle, dans l’ovule, dans la thèque, dans la sporange, et dans l’apothécion. J’ai approfondi la chromatie, l’osmosie, et la chymosie, c’est-à-dire la formation de la couleur, de l’odeur et de la saveur.–Il y avait sans doute, dans ce certificat qu’Ursus délivrait à Ursus, quelque fatuité, mais que ceux qui n’ont point approfondi la chromatie, l’osmosie et la chymosie, lui jettent la première pierre.
Heureusement Ursus n’était jamais allé dans les Pays-Bas. On l’y eût certainement voulu peser pour savoir s’il avait le poids normal au delà ou en deçà duquel un homme est sorcier. Ce poids en Hollande était sagement fixé par la loi. Rien n’était plus simple et plus ingénieux. C’était une vérification. On vous mettait dans un plateau, et l’évidence éclatait si vous rompiez l’équilibre; trop lourd, vous étiez pendu; trop léger, vous étiez brûlé, On peut voir encore aujourd’hui, à Oudewater, la balance à peser les sorciers, mais elle sert maintenant à peser les fromages, tant la religion a dégénéré! Ursus eût eu certainement maille à partir avec cette balance. Dans ses voyages, il s’abstint de la Hollande, et fit bien. Du reste, nous croyons qu’il ne sortait point de la Grande-Bretagne.
Quoi qu’il en fût, étant très pauvre et très âpre, et ayant fait dans un bois la connaissance d’Homo, le goût de la vie errante lui était venu. Il avait pris ce loup en commandite, et il s’en était allé avec lui par les chemins, vivant, à l’air libre, de la grande vie du hasard. Il avait beaucoup d’industrie et d’arrière-pensée et un grand art en toute chose pour guérir, opérer, tirer les gens de maladie, et accomplir des particularités surprenantes; il était considéré comme bon saltimbanque et bon médecin; il passait aussi, on le comprend, pour magicien; un peu, pas trop; car il était malsain à celle époque d’être cru ami du diable. A vrai dire, Ursus, par passion de pharmacie et amour des plantes, s’exposait, vu qu’il allait souvent cueillir des herbes dans les fourrés bourrus où sont les salades de Lucifer, et où l’on risque, comme l’a constaté le conseiller De l’Ancre, de rencontrer dans la brouée du soir un homme qui sort de terre, „borgne de l’œil droit, sans manteau, l’épée au côté, pieds nus et deschaux”. Ursus du reste, quoique d’allure et de tempérament bizarres, était trop galant homme pour attirer ou chasser la grêle, faire paraître des faces, tuer un homme du tourment de trop danser, suggérer des songes clairs ou trisles et pleins d’effroi, et faire naître des coqs à quatre ailes; il n’avait pas de ces méchancetés-là. Il était incapable de certaines abominations. Comme, par exemple, de parler allemand, hébreu ou grec, sans l’avoir appris, ce qui est le signe d’une scélératesse exécrable, ou d’une maladie naturelle procédant de quelque humeur mélancolique. Si Ursus parlait latin, c’est qu’il le savait. Il ne se serait point permis de parler syriaque, attendu qu’il ne le savait pas; en outre, il est avéré que le syriaque est la langue des sabbats. En médecine, il préférait correctement Gallien à Cardan, Cardan, tout savant homme qu’il est, n’étant qu’un ver de terre au respect de Gallien.
En somme, Ursus n’était point un personnage inquiété par la police. Sa cahute était assez longue et assez large pour qu’il pût s’y coucher sur un coffre où étaient ses hardes, peu somptueuses. Il était propriétaire d’une lanterne, de plusieurs perruques, et de quelques ustensiles accrochés à des clous, parmi lesquels des instruments de musique. Il possédait en outre une peau d’ours dont il se couvrait les jours de grande performance; il appelait cela se mettre en costume. Il disait: J’ai deux peaux; voici la vraie. Et il montrait la peau d’ours. La cahute à roues était à lui et au loup. Outre sa cahute, sa cornue et son loup, il avait une flûte et une viole de gambe, et il en jouait agréablement. Il fabriquait lui-même ses élixirs. Il tirait de ses talents de quoi souper quelquefois. Il y avait au plafond de sa cahute un trou par où passait le tuyau d’un poêle de fonte contigu à son coffre, assez pour roussir le bois. Ce poêle avait deux compartiments; Ursus dans l’un faisait cuire de l’alchimie, et dans l’autre des pommes de terre. La nuit, le loup dormait sous la cahute, amicalement enchaîné. Homo avait le poil noir, et Ursus le poil gris; Ursus avait cinquante ans, à moins qu’il n’en eût soixante. Son acceptation de la destinée humaine était telle, qu’il mangeait, on vient de le voir, des pommes de terre, immondice dont on nourrissait alors les pourceaux et les forçats. Il mangeait cela, indigné et résigné. Il n’était pas grand, il était long. Il était ployé et mélancolique. La taille courbée du vieillard, c’est le tassement de la vie. La nature l’avait fait pour être triste. Il lui était difficile de sourire, et il lui avait toujours été impossible de pleurer. Il lui manquait cette consolation, les larmes, et ce palliatif, la joie. Un vieux homme est une ruine pensante; Ursus était cette ruine-là. Une loquacité de charlatan, une maigreur de prophète, une irascibilité de mine chargée, tel était Ursus. Dans sa jeunesse il avait été philosophe chez un lord.
Cela se passait il y a cent quatrevingts ans, du temps que les hommes étaient un peu plus des loups qu’ils ne sont aujourd’hui.
Pas beaucoup plus.
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